Interpréter l'Apocalypse ?




Le livre de l'Apocalypse a été commenté de bien des manières. Toutefois, l'ensemble des explications proposées se divise en quatre catégories, ou écoles, que je vais brièvement présenter et critiquer.

1. Le prétérisme
Selon cette école, les prophéties de l'Apocalypse concernent ce qui est arrivé au premier siècle après Jésus-Christ, c'est-à-dire la fin du monde ancien, qui a coïncidé avec la destruction du temple de Jérusalem en l'an 70. D'où le nom de prétérisme (du Latin praeteritum : passé) pour désigner cette interprétation élaborée par le jésuite Luis de Alcazar (1554-1613), suivie par Bossuet et finalement reprise par de nombreux auteurs protestants.
Pour ma part, je confesse volontiers que les choses annoncées par le Seigneur sont arrivées aux hommes de sa génération (Matthieu 24: 34) de sorte que le premier siècle a été le théâtre d'une apocalypse. Néanmoins, si ces choses sont arrivées au premier siècle, elle sont arrivées en image, ou en figure. Le prétérisme contient donc sans doute des aspects valides, qui peuvent être assumés. Néanmoins, il serait erroné de réduire notre lecture du livre de l'Apocalypse à cette approche.
La raison de ce rejet est très simple : pour que cette interprétation soit correcte, il faudrait impérativement que le livre ait été rédigé avant 70 AD
(cf. Apocalypse 1: 1, 19 ; 4: 1, etc.). Or, selon la tradition, Jean a rédigé l'Apocalypse vers l'an 95 (st Irénée de Lyon, Contre les hérésies, V. 30), c'est-à-dire longtemps après la ruine du temple.
On pourrait répliquer que la date de rédaction du livre n'est pas précisée dans le livre lui-même, et que la tradition n'est pas infaillible ; donc, que l'Apocalypse peut en fait dater d'avant 95 - comme le pensent d'ailleurs certains universitaires. Réponse : si l'auteur du livre canonique (donc, destiné à tous les chrétiens) ne précise pas la date de rédaction du livre dans le texte, c'est que cette date est sans importance pour la compréhension du livre. Or il est important, pour le prétérisme, que ce livre ait été composé avant l'an 70. Donc, le prétérisme n'est pas l'interprétation à laquelle l'auteur veut nous conduire. De plus, si la tradition n'est pas infaillible, elle doit être présumée correcte jusqu'à preuve du contraire. Or, les prétéristes ne brandissent contre elle que des conjectures.
Enfin, si ce qui est annoncé dans l'Apocalypse est pleinement arrivé il y a vingt siècles, alors, cela doit aussi concerner le contenu des chapitres 21 et 22, soit toute la Parousie.  Si les prétéristes partiels rejettent cette idée (et pourquoi ?) ceux que l'on nomme prétéristes complets l'assument.
Or, cela est une hérésie contraire à la foi de l'Église (Christ reviendra pour juger les vivants et les morts; nous attendons la Résurrection des morts, etc. ) et que l'Apôtre Paul a manifestement déjà condamné à son époque (cf. 2 Timothée 2: 18).

2. Le futurisme
Le futurisme a été développé par un jésuite, du nom de Francisco Ribera (1537-1591). Il a été suivi par d'autres auteurs, comme le cardinal Bellarmin, avant d'être récupéré dans les cercles évangéliques (Darbysme, etc.). Selon le futurisme, le propos du livre de l'Apocalypse concernerait seulement les toutes dernières années de l'Histoire.
Pour illustrer cette doctrine, c'est comme si l'Église cheminait (depuis le premier siècle) dans une plaine,  et que les évènements de l'Apocalypse (eschatologiques) étaient une montagne située à l'horizon. Il y aurait donc deux terrains, deux ères, deux époques : la nôtre (la plaine) et celle de la fin (la montagne que l'on n'aurait pas encore commencé à gravir). Inutile, ici, de chercher dans les reliefs de l'Apocalypse une topographie de notre terrain !
Une telle vision me semble ouvertement contraire à l'enseignement biblique, en plus de présenter des dangers (et une certaine dose d'absurdité).
Contraire à l’Écriture, car celle-ci affirme que la venue de Jésus nous a fait entrer dans la fin des temps (1 Corinthiens 10: 11; Hébreux 1: 2, etc.). Certes, les "derniers jours" peuvent aussi désigner plus spécifiquement la dernière ligne droite de la course de l'Église (cf. 2 Timothée 3: 1), mais ce n'est pas parce que nous n'avons pas encore atteint l'étage nival que nous ne sommes pas déjà en train d'escalader la montagne ! Et de fait, c'est ce qui se passe avec l'Église, depuis le premier siècle. Car (pour reprendre notre image) la plaine, c'était l'Ancien Testament!
Dangereux, car pour que l'Apocalypse soit utile à quelqu'un dans les conditions du futurisme, il faudrait qu'on soit en mesure de reconnaître (lorsqu'il se présentera) le point de départ des évènements apocalyptiques. Mais si tel était le cas, il deviendrait alors enfantin de déduire la date précise du retour de Jésus-Christ (ce qui est pourtant impossible). Beaucoup de faux-prophètes et de sectes ont profité des postulats futuristes pour tromper des multitudes anxieuses - et cela devrait poser de sérieuses questions aux défenseurs de cette approche.
On pourrait répondre que la date du retour ne sera connue d'avance par personne parce qu'il n'est pas question de chercher à reconnaître le "point de départ" de l'Apocalypse, d'autant que celui-ci passera inaperçu (ou presque) lorsqu'il arrivera. Mais alors, cela signifierait que le livre de l'Apocalypse ne servira en définitive à personne : ni à nous aujourd'hui, ni à ceux qui assisteront aux évènements prophétisés. Mais alors, à quoi aurait-il servi de l'écrire ? (on comprendra que je trouve ici une certaine dose d'absurdité).
Comme pour le prétérisme, il y a donc des aspects du futurisme que l'on peut assumer et explorer : tant que l'Histoire n'est pas terminée, l'accomplissement des prophéties n'est manifestement pas parachevé. Il faut veiller. Mais cela ne permet pas de réduire notre lecture de l'Apocalypse à celle du futurisme. Si tous les signes n'ont pas atteint leur pleine puissance, il ne faut pas s'interdire de les reconnaître actuellement, dans la mesure où ils sont (et doivent être) sous nos yeux, à nous qui sommes dans les derniers jours.
Pour une même raison, il convient de rejeter les doctrines millénaristes qui se rattachent (souvent) à cette approche.

3. L'idéalisme
Comme son nom l'indique, l'eschatologie idéaliste consiste à regarder les prophéties de l'Apocalypse comme un énoncé des vérités générales, impersonnelles et atemporelles au sujet du parcours de l'Église.
Ainsi, pour certains théologiens anarchistes, la "bête de l'Apocalypse" symbolise l'idée ou la notion de l’État. Il s'agit donc de tous les États en général... et aucun en particulier. Le faux-prophète ? Une personnification de tous les prévaricateurs imaginables. Au moins, cette école ne risque pas de faire de conjectures fantaisistes sur Bill Gates et les codes à barres ! L'idéalisme est aussi séduisant parce qu'il semble en finir avec les deux approches opposées consistant à enfermer l'Apocalypse dans le passé (prétérisme) ou dans un avenir coupé de nous (futurisme).
Pourtant, l'idéalisme est une erreur de même nature que les deux précédentes; car s'il ne revoie pas la prophétie dans le passé, et s'il ne la repousse pas non plus aux calendes grecques, c'est en définitive pour l'enfermer dans le monde éthéré des idées, dans l'éternité, hors du temps et de l'histoire. L'idéalisme est une interprétation désincarnée, digne de la mythologie grecque, où Sisyphe sert de prête-nom à quiconque est confronté à l'absurde. Je ne dis pas que certains aspects de l'idéalisme ne peuvent pas être assumés (par exemple, il y a quelque chose de l'antichrist dans tous les prévaricateurs) mais on ne peut pas réduire notre interprétation à cela.
En effet, le Dieu de la Bible est précisément celui de l'Incarnation ("...il a souffert sous Ponce Pilate") et c'est de l'histoire concrète qu'il nous parle. Mieux, c'est elle qu'il prédit (Ésaïe 44: 7) !
Les idéalistes diront peut-être que c'est assez que Dieu prédise généralement l'avenir en annonçant sa victoire et son retour final. Mais pour être cohérents, les idéalistes devraient conclure que le retour du Christ doit aussi être entendu comme une "idée" dont nous fairions incessamment l'expérience. Alors, Dieu n'aurait pas prédit l'avenir, mais... des idées! 
Pis encore : s'ils allaient au bout de leurs idées, et réduisaient le retour du Christ à un retour idéel (Jésus ne reviendra jamais autrement qu'il ne le fait déjà à chaque instant), on serait dans un abandon de la foi analogue à celui du prétérisme complet.

4. L'historicisme
Reste la quatrième école, dont vous aurez deviné qu'elle a la faveur de votre serviteur : l'historicisme. L'historicisme ne rejette pas la nature métaphorique des présentations que l'Apocalypse fait de divers évènements et de divers personnages. Il n'interdit pas non plus d'abstraire leurs caractéristiques et de les appliquer en général, à divers degrés, à des figures analogues. Mais, contrairement à l'école idéaliste, l'historicisme identifie (à proprement parler) ces symboles avec des personnes et des évènements en particulier.
Avant de souligner la légitimité de cette lecture, je veux toutefois mettre en garde contre un écueil lié à cette interprétation : la projection arbitraire de l'actualité dans le livre de l'Apocalypse.
Il faut donc pratiquer la lecture historiciste en gardant en vue le fait que l'Apocalypse n'est pas une série de quatrains de Nostradamus. Ce qui est prédit n'est pas l'avenir en général, mais ce qui a une pertinence spirituelle et eschatologique ; c'est-à-dire : l'histoire de l'effondrement de Rome et de ses acolytes face à Jésus-Christ, et la survivance démoniaque de Rome dans la petite corne qui fait la guerre à l'Église (Daniel 2, etc.). Le sujet est donc extrêmement balisé et laisse par conséquent peu de place aux opinions fantaisistes du type : "Le chiffre de la bête est-il le WWW d'internet ?"
De plus, (comme pour les paraboles du Christ) il est certain qu'il faut se garder de toute surinterprétation du texte. C'est pourquoi je reste par exemple sceptique sur la théorie qui veut que les lettres aux sept Églises (Apocalypse 2 et 3) indiqueraient une série de sept époques devant se succéder au cours de notre histoire (*).
Ces avertissements étant posés, je pense que la lecture historiciste est seule légitime, d'autant qu'elle permet de lire l'Apocalypse avec le même réalisme que celui employé pour interpréter le livre de Daniel. Ceci est nécessaire, car on se souviendra que dans Daniel, les quatre bêtes (7: 1-27) n'étaient pas des idées abstraites mais bien des empires définis et réels (Babylonien, Médo-Perse, Grec, Romain). Or, le quatrième animal de Daniel est de toute évidence la même entité que la première bête d'Apocalypse 13 (Rome) - que prolonge la seconde (inutile de préciser qui est visé à cet endroit.)

Conclusion
Je pense que l'avertissement particulier que donne ici le livre de l'Apocalypse sur l'antichrist, qui doit siéger à Rome, a fait la preuve de son utilité par l'emploi que les anciens en ont fait contre la papauté. Je pense aussi qu'il serait suicidaire, dans ces conditions, de laisser les jésuites nous fermer les yeux sur cette menace particulièrement grave et toujours actuelle...


Bucerian



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(*) Pourtant, avec la symbolique de sept Églises, il semble bien que c'est l’Église dans sa totalité qui est ainsi visée, donc l'Église de tous les temps. Par conséquent, il reste possible, à mon avis, de voir dans ces sept lettres un panorama général de l'Histoire de l'Église : les trois premières lettres désignant l'Église du début dans sa lutte contre le diable, qui agit par la chair de ses membres (Éphèse), par le monde en dehors de l'Église (Smyrne), et par les faux frères dans l'Église (Pergame) ; à cela répond, par un effet miroir, les trois dernières Églises de la liste (Sardes, Philadelphie et Laodicée) pour montrer que les mêmes maux se rencontreront jusqu'à la toute fin, non sans avoir porté leur fruit entre temps : chez beaucoup, le premier amour a été délaissé et cet état s'est sophistiqué (Laodicée répond ainsi à Éphèse) : l'amour s'est refroidit, et a métastasé dans l'hypocrisie du formalisme! De même, malgré l'endurcissement et l'adversité du grand nombre, les élus qui étaient en dehors de l'Église ont fini par plier le genoux (Philadelphie répond ainsi à Smyrne) : ainsi tout Israël sera sauvé / Romains 11: 25-26 ! De même, les scandales de quelques faux-frères étaient passés sous silence au début, à Pergame (cf. 1 Corinthiens 5). Mais vers la fin (à Sardes), la corruption est telle qu'à peine quelques personnes n'ont pas souillé leur vêtement (Apocalypse 3: 4)!
Que faire ici de Thyatire, au cœur du dispositif et dont l'état est encore plus effrayant : Jézabel y prêche?! Dans ce cas, au cœur de cette liste impaire (7), Thyatire doit être vue de façon transversale : sans doute présente quant à son esprit au début, elle s'épanouit soudainement dans l'histoire et entame la précipitation, pesant depuis lors sur les Églises - et ce jusqu'à la fin (cela semble se manifester même géographiquement, quand on regarde la disposition des Églises sur la carte de l'Asie mineure, et quand on suit l'ordre dans lequel les lettres sont adressées). 
Dans ce cas, il est possible de voir dans les sept Églises l'histoire de l'Église de son début jusqu'à la fin (totalité) sans tomber dans des chronologies fantaisistes.



Commentaires

Anonyme a dit…
J'apprécie beaucoup en vérité, ce que je lis sur ce blog... bien que n'étant pas protestant moi-même. Officiellement, je suis catholique romain, même si aujourd'hui je me sens plutôt vieux-catholique ou catholique-chrétien (selon l'appellation suisse de la confession) : autant dire que mon regard change beaucoup sur Rome, ainsi que sur les dogmes tardifs promulgués par Rome seule, ainsi que sur le rapport aux autres confessions chrétiennes.

Je suis passé par tous les schémas romains, autant dire que je reconnais bien tout ce que vous en avez évoqué ici : la nouvelle religion post-Vatican II, la paranoïa complotiste et apocalyptique de la FSSPX et des milieux sédévacantistes... rien ne m'a échappé.

En attendant, j'apprends bien des choses en lisant les forums orthodoxes et protestants... à condition bien sûr, de bien vouloir écouter ce que chacun a à dire, sans a priori et sans les "œillères tridentines" qui me servaient de grille de lecture jusqu'ici.

Nous avons hélas, bien des divisions sur des points cruciaux (eucharistie, succession apostolique...), mais nous avons heureusement un socle commun qui tient dans l'Eglise indivise. Je prie pour que l'unité se fasse.

Merci pour votre blog intéressant en tout cas, il mérite que l'on s'y attarde je pense.

En Christ, bien fraternellement.

Fabrice
Anonyme a dit…
Cher Fabrice, n’oubliez pas que l’article X de la confession d’Augsbourg affirme le dogme eucharistique de la présence réelle.
Anonyme a dit…
Confession d’Augsbourg

=='''Article X: Of the Lord’s Supper.'''===
Of the Supper of the Lord they teach that the Body and Blood of Christ are truly present, and are distributed to those who eat the Supper of the Lord; and they reject those that teach otherwise
Merci pour ces commentaires. Comme le signale notre invité, la Confession d'Augsbourg ne nie pas la présence du Seigneur dans la Cène. Pour cet article X de la Confession (inaltérée), vous trouverez le texte en français dans la rubrique 'textes symboliques' du blog :

"Au sujet de la Cène du Seigneur, nos Églises enseignent que le corps et le sang du Christ sont véritablement présents, et qu'ils sont distribués à ceux qui mangent la Cène du Seigneur; et elles rejettent ceux qui enseignent autrement."

Source :
http://blog-confessant.blogspot.com/p/blog-page_4.html

Bucerian
Unknown a dit…
Merci à vous deux pour ces précisions !
Oui, je savais en effet que cela correspondait en tout cas à la position luthérienne sur la Cène.

La Réforme de Genève croit aussi à la présence réelle si je ne m'abuse, mais seulement "pneumatique" je crois ?

Seule la branche de Zurich y voyait un simple mémorial, d'après mes infos sur le sujet ?


Fabrice
C'est à peu près cela. Toutefois, l'important n'est pas de s'attacher à des écoles qui ont elles-mêmes pu infléchir leurs opinions (certains ont affirmé que Zwingli avait lui-même évolué au cours de sa carrière)mais d'en rester à la Parole du Seigneur, sur laquelle l'ensemble des protestants a su s'entendre : Prenez, mangez, ceci est mon corps.
http://blog-confessant.blogspot.com/2020/05/annotations-sur-la-concorde-de_24.html

En Christ.

Bucerian
Unknown a dit…
Très bien, merci pour cette précision supplémentaire !

Pour ma part, je possède le petit livre "La Foi réformée", qui regroupe les deux derniers opuscules d'Ulrich Zwingli, écrits peu avant sa mort...

Il y exposait encore sa vision originale "symbolique", à ce moment là.

Du côté vieux-catholique, on s'en tient à la même croyance que les orthodoxes et les luthériens : nous croyons à la présence réelle du corps et du sang du Christ, mais nous refusons de tergiverser sur la tardive doctrine de la transsubstantiation... De même que la Cène est davantage considérée comme une "actualisation" du sacrifice du Christ, qu'une continuelle répétition d'un unique sacrifice expiatoire.

Félicitations encore une fois, pour ce blog. C'est remarquablement bien documenté et ça amène un autre son de cloche que celui de Rome...

C'est là que je me rends compte à quel point j'ai pu si mal juger les protestants, parfois. Pardon, j'en suis bien désolé au bout du compte.

En Christ, en toute bienveillance.

Fabrice
bibletude.org a dit…
Voir aussi https://livre-de-l-apocalypse.blogspot.com

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