Explication de l'oraison dominicale (6)
Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien.
Jusques à présent nous avons dit : ton nom, ton règne, ta volonté; maintenant nous disons au contraire: notre pain, et ensuite : nos péchés, ne nous induis pas, délivre-nous. D'où vient ce changement? Lorsque Dieu exauce les trois prières que nous lui adressons dans la première partie de l'Oraison
dominicale, et sanctifie son nom en nous, il nous transporte dans son
royaume et répand au dedans de notre âme sa grâce, qui travaille
aussitôt à nous rendre pieux. Mais en voulant accomplir en nous la
volonté de Dieu, elle soulève contre ses efforts la résistance du vieil homme, selon que dit saint Paul : Je ne fais point ce que je veux (Rom.
VII, 15). Car la propre volonté que nous avons héritée d'Adam lutte de
tous ses membres contre les impulsions de la grâce. C'est alors que
celle-ci, voyant le poids dont le vieil homme nous accable, crie contre
lui du fond de notre cœur : Ta volonté soit faite !
Sitôt que Dieu entend ces
cris, il vient au secours de sa grâce opprimée, et pour fortifier en
nous son règne, il saisit corps à corps notre vieil homme, le frappe de
toutes sortes de maux, brise tous ses desseins, le harcèle sans relâche
et le poursuit jusque dans ses derniers retranchements. Tel est le but
des tribulations et des souffrances qu'il nous dispense. Il se sert à
cet effet des mauvaises langues, des hommes méchants et perfides, voire
même, si cela ne suffit pas, des diables, ne nous laissant ni trêve ni
repos, jusqu'à ce que notre volonté étant anéantie avec toutes ses
inclinations perverses, la volonté de Dieu soit triomphante, que sa
grâce occupe le royaume, et que sa gloire seule reste debout.
Cette guerre, que Dieu
livre à la nature corrompue de l'homme, le jette dans de grandes
angoisses. Ne comprenant pas que la détresse qu'il souffre est l'effet
de sa propre prière et le moyen dont Dieu se sert pour accomplir sa
volonté, il se croit délaissé, vendu aux méchants, abandonné au pouvoir du
diable, et s'imagine qu'il n'y a plus dans le ciel de Dieu qui le
veuille regarder ni entendre. C'est alors que naît dans son âme la vraie
faim et la véritable soif, faim et soif infiniment plus poignantes que
celles du corps. C'est alors que dans notre détresse nous appelons
Dieu à notre secours, et nous lui disons d'abord : Donne-nous aujourd'hui notre pain
quotidien. Ce pain, c'est la Parole de Dieu. En effet, Dieu a permis
que nous fussions sur cette terre en proie à toutes sortes de misères,
et cependant il ne nous a donné pour unique consolation que sa sainte
Parole; selon que Jésus dit : Vous aurez de l'angoisse au monde, mais avec moi vous avez la paix (Jean
XVI, 55). Que celui donc qui désire que le règne de Dieu s'établisse
dans son cœur et que sa volonté soit faite, renonce à tout subterfuge et
à tout vain détour ! Tu n'y peux rien changer : pour que la volonté de Dieu se fasse, il faut que la tienne ne
se fasse pas. C'est-à-dire que la volonté de Dieu s'accomplit d'autant
plus parfaitement que tu éprouves plus de contrariétés et de douleurs,
et la plus grande des douleurs c'est la mort. L'arrêt de Dieu est
irrévocable : angoisse dans le monde et paix en Jésus-Christ, en la
Parole. Or, c'est dans cette détresse que se séparent les méchants et les
bons. Les méchants, qui déchoient incontinent de la grâce de Dieu, et du
royaume qu'elle avait commencé de fonder dans leur cœur, ne comprennent
pas la volonté de leur Père céleste. Ignorant l'utilité des
tribulations et ne sachant comment les supporter, ils retournent soudain
à leur propre volonté et ils rejettent la grâce, de même qu'un estomac
malade vomit les mets qu'il ne peut supporter. Les uns tombent dans
l'impatience, ils murmurent, ils jurent, ils blasphèment, ils se
démènent comme des furieux. Les autres courent à droite et à gauche
pour chercher auprès des hommes le conseil et le secours. A toute
force ils veulent être débarrassés de leurs souffrances et repousser et
vaincre leurs adversaires. Au lieu d'attendre que Dieu les délivre de la
croix, ils prétendent être leurs propres médecins et sauveurs. Tous ces
gens se font à eux-mêmes un tort incalculable. En effet, pourquoi Dieu
les afflige-t-il? N'est-ce pas pour y établir
la gloire de son nom, pour y faire régner son bon plaisir ? Eux
cependant, résistant à ses miséricordieux desseins, ne veulent pas
souffrir sa main salutaire, et se repliant sur eux-mêmes ils défendent
contre lui leur volonté méchante. A l'instar des Juifs, ils relâchent
l'impie Barrabas pour crucifier la grâce de Dieu, c'est-à-dire l'innocent Fils de Dieu qui avait commencé à croître dans leur cœur. A eux s'applique la parole du psalmiste : Ils n'ont point soumis leur cœur, et leur esprit n'a point été fidèle au Dieu fort (Ps.
LXXVIII). Les hommes pieux, au contraire, étant sages à salut,
comprennent l'utilité des souffrances que la volonté de Dieu leur
inflige. Ils savent comment on les doit supporter et que jamais fuyard
n'a mis en déroute l'ennemi. On a beau s'impatienter, fuir, se désoler,
ce n'est pas ainsi qu'on surmonte la douleur, la détresse, la mort. Les
attendre de pied ferme, leur résister en face, les braver s'il le faut,
voilà le moyen de les vaincre. Car, comme dit le proverbe : Celui qui
craint l'enfer y tombe. De même aussi, celui qui a peur de la mort, la
mort l'engloutira à toujours; celui qui a peur des souffrances, les
souffrances le jetteront à terre. La peur n'est bonne à rien. Il faut dans toutes ces choses être hardis, audacieux et fermes.
Qui est capable de ces choses? Cette prière te l'apprend. Elle t'enseigne à trouver la consolation et la paix au sein de la détresse. Tu dois dire : Notre Père, donne-nous notre pain quotidien. C'est-à-dire : «O mon Père, console et fortifie par ta divine parole ta pauvre et souffrante créature. Je ne puis souffrir ta main, et pourtant si je ne la souffre, je péris. Fortifie-moi donc, ô mon Père, de peur que je ne
succombe. » Ainsi, Dieu veut que nous ne recourions et ne regardions
qu'à lui dans les angoisses par où nous mène son bon plaisir; non pour
en être délivrés (ce serait nous nuire et mettre entrave à la volonté de
Dieu, ainsi qu'à notre salut), mais pour être mis en état d'endurer
cette volonté. Car il est certain que nul homme, à moins d'en recevoir
la force, n'est capable de souffrir sans déchirement de cœur, la douleur
et la mort, par lesquelles s'accomplit la volonté de Dieu. Or cette
force, d'où nous viendrait-elle ? Aucune créature ne peut nous la donner.
Au contraire, les hommes, lorsque c'est à eux que nous nous adressons
pour en obtenir consolations et secours, ne font le plus souvent
qu'ajouter à nos perplexités. La parole de Dieu, qui est notre pain quotidien, a seule le pouvoir de nous fortifier, selon qu’Ésaïe dit : « Le Seigneur l'Eternel m'a donné la langue des savants, pour savoir assaisonner la parole à celui qui est accablé de maux (Esaïe L, 4). Et notre Seigneur s'écrie : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai (Matth. XI, 28), David prie : Soutiens-moi suivant (par) ta parole et je vivrai (Ps. CXIX, 116). J'ai mon attente en sa parole (Ps. CXXX, 5). Cette vérité, toute l'Ecriture en est pleine, entièrement
pleine ! Quand et comment la parole de Dieu nous est-elle départie ? La
parole de Dieu nous est communiquée de deux manières. D'abord par le
moyen des hommes, lorsque, par la bouche du prédicateur ou de tout autre
personne, Dieu nous fait entendre quelque parole consolante, qui saisit
notre âme comme une voix du ciel disant : Fortifie-toi et te renforce; car
tel est l'effet que produit immanquablement la parole de Dieu chaque
fois qu'elle est annoncée et reçue avec fidélité. Aussi devrait-on
éloigner du lit des malades ou des mourants ces gens qui leur disent : «
Il n'y a pas de danger, vous guérirez sûrement. » De telles paroles amollissent et énervent les cœurs, tandis qu'il est dit de la parole de
Dieu, que le pain fortifie le cœur de l'homme (Ps.
CIV, 15). Il faudrait bien plutôt exciter ceux qui souffrent à souffrir
davantage, et encourager les malades à ne pas redouter la mort; et
s'ils disent que cela ne leur est pas possible, qu'on leur enseigne à
souffrir et mourir, et à demander dans ce but à Dieu le pain quotidien;
car il veut qu'on le lui demande. En second lieu, la parole vient à nous
d'elle-même, comme si Dieu la versait dans l'esprit de l'homme qui
souffre, et qui en est fortifié jusqu'à supporter toutes choses ; car
elle est toute-puissante (Rom. 1). Mais les paroles de Dieu étant en
grand nombre, quelle est celle qu'il nous faut choisir ?
Je réponds qu'on ne peut
rien préciser à cet égard; car de même qu'il y a diverses espèces de
misères et de maux, il y a aussi diverses paroles de Dieu. Il en faut
d'autres pour les âmes craintives, d'autres pour les âmes dures :
celles-ci ont besoin d'être intimidées, celles-là d'être relevées. Ici
nous parlons des personnes en qui se fait la volonté de Dieu,
c'est-à-dire qui se trouvent dans la peine et dans l'angoisse : il leur
faut des paroles fortifiantes, telles que celles de saint Paul au
chapitre XII de l'épître aux Hébreux. Toutefois, comme il n'est au
pouvoir de l'homme de parler juste, à moins que
Dieu ne le guide, c'est Dieu que nous devons invoquer pour qu'il nous
donne lui-même sa sainte parole, soit immédiatement, soit par le moyen de
quelqu'un de nos frères.
Ce sont donc les consolations de la parole de Dieu que nous demandons lorsque nous disons : Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Mais pour comprendre ce que signifie cette prière, il faut avoir passé par le creuset des tribulations et avoir
ressenti dans son cœur la vertu fortifiante de la parole de Dieu. Qui ne
connaît que les consolations et les secours qu'on trouve soit en
soi-même, soit chez les créatures, n'a jamais été vraiment éprouvé par
la douleur, ou n'a pas été consolé. Pour creuser plus avant dans le sens
de cette prière, nous allons actuellement considérer séparément chacun
des mots dont elle se compose, car c'est une prière d'une grande
profondeur. Le premier mot est : "Notre". Par ce mot, le Seigneur
fait entendre qu'il ne s'agit pas ici du pain ordinaire dont se
nourrissent les païens, et que Dieu donne à tous les hommes sans même
qu'ils le lui demandent; mais notre pain à nous, qui sommes les enfants
du Père céleste, car c'est à un père céleste et spirituel, non à un père
terrestre que nous demandons, non un pain terrestre, mais un pain
céleste et spirituel, qui est le nôtre, qui nous est destiné et
nécessaire, à nous qui sommes enfants de Dieu selon l'esprit. Autrement
il eût été inutile de dire notre pain quotidien. S'il n'était question que de la nourriture temporelle, il suffirait de prier : Donne-nous aujourd'hui le pain
quotidien. Mais Dieu veut montrer à ses enfants qu'ils doivent par
dessus tout chercher le pain de l’âme, et il leur défend même d'être en
souci de ce qu'ils mangeront et de ce qu'ils boiront.
quotidien
Le mot grec a été interprété différemment. Il signifie selon les uns un pain surnaturel, selon d'autres, un pain de choix, un pain exquis et
particulier ; selon d'autres encore, le pain du lendemain. Cette
diversité d'opinions n'a rien qui nous doive troubler. Ces trois sens
sont également bons, et ils ne font que mieux ressortir la nature du
pain dont il est question. Ce pain s'appelle, d'abord, un pain surnaturel (transcendant,
transsubstantiel), par la raison que la parole de Dieu ne sert pas
d'aliment au corps de l'homme ni à ce qu'il y a de périssable en lui,
mais qu'elle le transforme en un être immortel, transcendant, éternel;
selon que Jésus dit : Celui qui mangera de ce pain vivra éternellement (Jean VI, 58). C'est donc comme si nous disions : « Notre Père, donne-nous le
pain céleste, immortel, éternel. » On appelle encore ce pain un pain de
choix, c'est-à-dire un pain exquis, délicieux, plein de saveur et d'un
goût agréable, parce qu'il a en soi la force de tous les délices, comme il est dit du pain du ciel au livre de la Sapience, et qu'il s'accorde au goût de tous (XVI, 28); en sorte qu'on ne peut d'aucune manière lui comparer notre
pain ordinaire. On pourrait aussi entendre par ce pain de choix ou
d'élection, un pain qui est uniquement destiné aux enfants de Dieu pour
être leur nourriture particulière, selon qu'il est écrit dans l'épître
aux Hébreux (XIII, 10), que nous avons un autel qui nous appartient en propre, et dont nul autre que nous n'a le pouvoir de manger. Nous
avons par conséquent un pain qui nous est exclusivement réservé. On
l'appelle enfin le pain du lendemain. Cette expression équivaut à celle
de pain quotidien. Car en
hébreu on parle des besoins du lendemain comme nous parlons de nos
besoins journaliers. Au lieu que nous disons d'un objet dont nous
pouvons avoir affaire à toute heure, qu'il nous le faut journellement,
les juifs disent dans leur langue qu'il le leur faut du jour au
lendemain. Voici donc ce que nous demandons à Dieu : c'est qu'il nous
donne journellement le pain surnaturel et céleste qui est réservé à ses enfants; journellement, dis-je, afin que nous l'ayons toujours sous main,
pour nous fortifier contre les maux qui nous peuvent assaillir à chaque
instant, et de peur qu'étant pris au dépourvu par l'affliction, nous n'y
succombions en l'absence de cette manne céleste et ne périssions
éternellement. Ceci nous apprend que nous devons avoir sans cesse de riches provisions de ce pain, c'est-à-dire que nous devrions étudier la parole de Dieu avec soin, pour que nous en fussions armés dans toutes
les tentations et qu'avec son secours nous puissions nous fortifier nous
et nos frères, comme ont fait les saints pères dans leurs lettres et
écrits. Si nous sommes pauvres, c'est à nous la faute. Nous ne demandons
pas à Dieu qu'il nous donne en abondance sa parole, et aussi ne nous
l'envoie-t-il pas. Que l'on considère donc cette prière avec plus
d'attention, et l'on comprendra que Dieu nous y exhorte à prier pour
nos supérieurs spirituels et particulièrement pour ceux qui sont chargés
de nous distribuer la parole de Dieu ; car Dieu ne leur dispense ce
trésor que pour ceux qui sont dignes de le recevoir, c'est-à-dire pour ceux qui le lui demandent.
Pain
La sainte parole de Dieu
porte différents noms dans la Bible à cause de ses innombrables vertus et
de la diversité de ses œuvres; car elle est vraiment toute puissante,
et tout se trouve réuni en elle. C'est ainsi qu'elle est appelée une
épée spirituelle, parce qu'elle nous rend vainqueurs du diable et de
tous les ennemis de notre âme. Ailleurs on la compare à la lumière, à la
pluie du matin, à la pluie du soir, à la rosée du ciel, à l'or, à
l'argent, à un remède, à un habit, à un ornement et ainsi de suite. Ici
elle est représentée sous l'image du pain, puisqu'elle sert d'aliment à
notre âme, lui donne l'accroissement, les forces et la santé. Et de même
que l'Écriture comprend sous la dénomination de pain terrestre tous les
mets différents dont notre âme se nourrit, depuis les plus exquis
jusqu'aux plus simples, elle désigne aussi par le pain spirituel
l'immense variété d’aliments que Dieu a préparés pour notre âme.
En effet, les innombrables âmes qui vivent sur la terre ne se ressemblent point; chacune a sa
nature particulière et des besoins qui lui sont propres; et pourtant la
parole de Dieu suffit à toutes et procure à chacune à satiété la nourriture particulière qui lui convient. Aussi le Seigneur Jésus-Christ l'appelle-t-il dans l'Evangile une royale hôtellerie (Luc XIV, 16), et par la bouche du prophète Ésaïe un festin splendide, exquis et magnifique (XXV, 6).
Quel est donc en définitive ce pain, cette parole de Dieu, cette nourriture de notre âme? Je réponds que c'est Jésus-Christ notre Seigneur lui-même. Voici en quels termes il s'exprime : Je suis le pain vivifiant qui suis descendu du ciel pour donner la vie au monde (Jean VI). Que donc personne ne se laisse abuser par de subtils discours et de vaines apparences. Tous les sermons, toutes les doctrines qui n'ont pas pour effet de faire connaître et aimer Jésus-Christ, ne sont point le pain quotidien de notre âme, ne la nourrissent pas, ne la peuvent soulager dans ses besoins, ni fortifier dans l'épreuve.
Quel est donc en définitive ce pain, cette parole de Dieu, cette nourriture de notre âme? Je réponds que c'est Jésus-Christ notre Seigneur lui-même. Voici en quels termes il s'exprime : Je suis le pain vivifiant qui suis descendu du ciel pour donner la vie au monde (Jean VI). Que donc personne ne se laisse abuser par de subtils discours et de vaines apparences. Tous les sermons, toutes les doctrines qui n'ont pas pour effet de faire connaître et aimer Jésus-Christ, ne sont point le pain quotidien de notre âme, ne la nourrissent pas, ne la peuvent soulager dans ses besoins, ni fortifier dans l'épreuve.
Donne.
Personne n'est capable de se procurer par lui-même le vrai pain qui est Jésus-Christ. Il aurait beau étudier, écouter, chercher, questionner; pour faire connaître Christ, nul livre n'est assez savant, nul docteur assez éloquent, nulle intelligence assez profonde. Il n'y a que le Père seul qui nous le puisse révéler et donner. Nul ne peut venir à moi, dit le Seigneur, si le Père qui m'a envoyé ne le tire (Jean VI, 44). Nul ne peut venir à moi (me recevoir, me comprendre), s'il ne lui est donné de mon Père (Jean V, 65). Tout ce que mon Père me donne viendra à moi (V, 57). C'est pourquoi il nous ordonne de prier : Donne-nous ce pain céleste. Or Jésus-Christ, notre pain, nous est donné de deux manières. Il nous est donné d'abord extérieurement, par le moyen des hommes et notamment par les prêtres et docteurs, dans la parole et dans le sacrement de l'autel. Sur ce sujet j'aurais bien des observations à faire. Qu'il me suffise de dire que c'est une grande grâce que Dieu fait aux hommes lorsque Christ leur est prêché et annoncé, quoique proprement en tout lieu on ne devrait faire que cela et ne distribuer d'autre pain quotidien. Il est vrai que dans le sacrement aussi notre Seigneur nous est présenté. Mais à quoi cela sert-il à ceux qui ne le connaissent pas par la parole? C'est la parole qui introduit Christ dans les cœurs, qui le fait saisir à l’âme, comprendre à l'intelligence ; le sacrement à lui seul ne le saurait faire. Administrer les sacrements sans prêcher
la parole, c'est donc montrer aux âmes affamées le pain du ciel au lieu
de le leur donner; c'est inviter les gens à un splendide banquet et
refuser ensuite de leur servir les mets qui sont dressés et de verser
dans leurs coupes les liqueurs qui sont préparées ; c'est leur dire :
admirez la beauté du festin, savourez-en l'odeur et que cela vous
suffise ! Ce n'est pas ainsi qu'on doit faire. Il faut qu'on prêche
Christ, qu'on rapporte tout à lui, qu'on ne parle que de lui, qu'on
fasse connaître pourquoi il est venu, quels dons il nous confère,
comment nous devons croire et nous attacher à sa personne. Alors
seulement le peuple, instruit par la parole, saura qui est Jésus-Christ,
et on ne verra plus des milliers de personnes participer à la Cène sans avoir aucune connaissance ni d'elles-mêmes, ni de leur Sauveur.
En second lieu,
Jésus-Christ, le pain du ciel, nous est donné intérieurement, par Dieu,
qui lui-même nous enseigne en même temps que sa parole nous est annoncée
extérieurement; car l'ouïe de la parole ne suffit point, si Dieu ne
nous donne d'en comprendre le sens. Or, partout où les hommes dressent une chaire à l'Évangile, Dieu aussi se dresse une chaire dans leurs cœurs. Comme il ne veut pas que sa parole sorte sans effet, il est présent au milieu d'eux, et par son Esprit il leur donne l'interprétation du message qu'il leur adresse par la bouche de ses serviteurs, selon qu'il est écrit dans Ésaïe : Ma parole qui sera sortie de ma bouche ne retournera point vers moi sans effet; mais comme la pluie arrose la terre et la fait produire, ainsi ma parole fera tout ce en quoi j'aurai pris plaisir, et prospérera dans les choses pour lesquelles je l'aurai envoyée (Ésaïe LV, 11 et 12). C'est à cette école que sont formés les vrais chrétiens qui connaissent Jésus-Christ et en jouissent d'une manière sensible. Mais, dites-vous, en quoi consiste la connaissance de Christ et à quoi conduit-elle? Je vous réponds que vous connaîtrez Christ quand vous comprendrez le sens de ce passage de saint Paul : Jésus-Christ nous a été fait, de la part de Dieu, sagesse, justice, sanctification et rédemption (1 Cor. 1, 20). Et ce passage vous le comprendrez, quand vous aurez appris que toute votre sagesse n'est qu'une damnable folie, votre justice une damnable injustice, votre sainteté une damnable impureté, votre propre rédemption un état de misère et de condamnation; quand vous aurez
reconnu, non pas en paroles seulement, mais du fond de votre cœur, que
vous êtes devant Dieu et devant toutes les créatures un insensé, un
pécheur, un être impur et justement condamné; enfin, quand, par vos
œuvres, vous montrerez que toutes vos espérances de salut reposent
uniquement sur Christ, qui vous a été donné de la part de Dieu pour que
vous croyiez en lui, et que croyant en lui vous jouissiez des fruits de
sa justice. Car si Christ est le vrai pain, la foi est la bouche avec
laquelle nous le recevons, et le manger c'est croire en lui, selon qu'il
est dit : Mon Père vous donne le vrai pain du ciel (Jean VI, 52).
Vous dites : Ceci n'est
rien de nouveau ; il n'y a personne qui ne sache que nous sommes
pécheurs et que nous ne pouvons être sauvés que par Christ. Je ne
prétends pas le contraire, et je loue Dieu de ce que cette vérité soit
connue, de ce qu'on la puisse prêcher publiquement et de ce que des
lèvres au moins on la professe. Mais hélas! il est peu d'hommes qui la
comprennent et qui la ratifient dans leur cœur. L'expérience est là pour
le prouver. Qu'on prenne au mot la plupart de ceux qui se disent
pécheurs, et qu'on leur témoigne le mépris dû aux pécheurs : soudain ils
se redresseront, et au lieu d'humbles pénitents on ne verra plus devant
soit que des être enflés d'une sagesse qui est hors de Christ, glorieux de
leur piété propre, et qui pour être justifiés n'ont que faire d'un
Sauveur. Aussi quand leur conscience se réveille, soit dans le cours de
leur vie, soit à l'heure de la mort, ne se souvenant plus que Christ est
leur justice, ils se tournent en tout sens pour trouver quelque
consolation dans les bonnes œuvres qu'ils ont faites; et s'ils n'y
réussissent pas, comme en effet ils n'y peuvent réussir, ils tombent en
proie au désespoir. Je ne finirais pas si je voulais épuiser cette matière, que
chaque prédicateur devrait traiter avec soin. Car lorsqu'on prêche
Christ selon la vérité et qu'on distribue aux âmes le pain de vie comme
on doit le faire, elles le saisissent, s'en nourrissent et y puisent
la force qui leur est nécessaire pour supporter les afflictions que la
volonté de Dieu leur dispense. Leur foi s'accroît, et elles
apprennent à ne plus craindre de leur conscience, et non le diable ni
la mort. Vous savez maintenant que le pain quotidien c'est
Jésus-Christ notre Seigneur. Mais pour que nous, puissions nous
l'approprier et en jouir, il faut que Dieu nous l'offre sous la forme
de paroles qui nous permettent de l'entendre et de le reconnaître, car à
quoi nous sert-il qu'il soit assis au ciel et présent sous l'espèce du
pain? Nous ne pouvons le recevoir et le faire pénétrer dans la substance
de notre être qu'autant qu'il devient parole, qu'il est distribué et
préparé par le moyen de la parole interne et extérieure; et c'est là la
vraie parole de Dieu. Jésus-Christ donc est le pain, la parole de Dieu
aussi est le pain, et pourtant ce n'est qu'un seul et même pain, car Christ est dans la parole, et la parole est en Christ. Croire à cette parole, c'est manger le pain qui est descendu du ciel; et celui à qui Dieu accorde cette grâce vivra éternellement.
Nous.
Ce mot montre à chacun qu'il doit étendre et élargir son cœur à toute la chrétienté, et ne pas seulement prier pour lui-même, mais pour tous les hommes et en particulier pour les ecclésiastiques chargés d'administrer au peuple la bonne parole de Dieu. Car tandis que dans les trois premières demandes nous cherchons les choses qui appartiennent à Dieu et lui demandons qu'il fasse venir en nous son nom, son règne, sa volonté; dans celle-ci, c'est le bien de nos frères, de la chrétienté, que nous nous proposons. Or il n'y a rien qui soit plus nécessaire ni plus utile aux hommes que le pain quotidien, et la plus grande grâce que Dieu puisse leur accorder, c'est celle de leur envoyer des prédicateurs fidèles et de faire annoncer en tous lieux sa salutaire parole. Car pour que l'Eglise fleurisse et prospère, il faut que le sacerdoce soit en bonnes mains et que la parole de Dieu ait son cours. C'est pour cette raison que Jésus nous ordonne de prier le maître de la moisson qu'il envoie des ouvriers en la moisson (Matth. IX, 58).
La charité nous fait donc un devoir de laisser à la chrétienté le premier rang dans nos requêtes; ce qui d'ailleurs nous est à nous-mêmes plus avantageux que si nous ne prions que pour nous, car, dit saint Chrysostome, si vous priez pour toute l’Église, toute l’Église à son tour priera pour vous; et même vous ne pouvez prier pour l’Église sans vous comprendre vous-mêmes dans vos supplications. Ce sont de mauvaises prières que celles où l'on ne parle que de soi. Jésus-Christ nous l'a clairement fait comprendre lorsqu'il nous a commandé de dire, non pas mon Père, mais notre Père; non pas donne-moi aujourd'hui mon pain quotidien, mais donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien, et ainsi de suite : quitte-nous nos dettes, à nous et non à moi. C'est l’Église, ce n'est pas moi, ni toi, ni quelque pharisien faisant orgueilleusement bande à part, que le Seigneur veut entendre. C'est pourquoi unis tes chants à ceux de l’Église. Alors tu seras sûr de bien chanter. Car encore qu'il t'arriverait d'entonner faux, le concert des autres voix couvrira les défectuosités de la tienne. Mais que si tu chantes seul, il sera impossible que tes fautes restent cachées.
La charité nous fait donc un devoir de laisser à la chrétienté le premier rang dans nos requêtes; ce qui d'ailleurs nous est à nous-mêmes plus avantageux que si nous ne prions que pour nous, car, dit saint Chrysostome, si vous priez pour toute l’Église, toute l’Église à son tour priera pour vous; et même vous ne pouvez prier pour l’Église sans vous comprendre vous-mêmes dans vos supplications. Ce sont de mauvaises prières que celles où l'on ne parle que de soi. Jésus-Christ nous l'a clairement fait comprendre lorsqu'il nous a commandé de dire, non pas mon Père, mais notre Père; non pas donne-moi aujourd'hui mon pain quotidien, mais donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien, et ainsi de suite : quitte-nous nos dettes, à nous et non à moi. C'est l’Église, ce n'est pas moi, ni toi, ni quelque pharisien faisant orgueilleusement bande à part, que le Seigneur veut entendre. C'est pourquoi unis tes chants à ceux de l’Église. Alors tu seras sûr de bien chanter. Car encore qu'il t'arriverait d'entonner faux, le concert des autres voix couvrira les défectuosités de la tienne. Mais que si tu chantes seul, il sera impossible que tes fautes restent cachées.
Aujourd'hui.
Ce mot nous enseigne que la parole de Dieu n'est pas en notre puissance, et qu'ainsi nous ne devons faire aucun fond quelconque sur notre sagesse et
notre science; car il faut que Dieu nous donne sa parole chaque fois que
dans nos épreuves nous avons besoin d'être fortifiés et consolés. Quand
nous saurions toute l'Ecriture par cœur, quand nous l'aurions assez
approfondie pour devenir en temps de paix les docteurs de tout le genre
humain, si, lorsque éclate la tempête, Dieu ne nous parle, soit par
lui-même, soit par quelque homme, notre science nous abandonnera et
notre barque fera naufrage; comme il est dit au Psaume CVII : Leur âme se fond d'angoisse, ils branlent et chancellent comme un homme ivre, et toute leur sagesse leur manque. Puis donc qu'ici-bas nous
sommes environnés de mille dangers et sans cesse exposés à toutes sortes
de souffrances, puisque nous marchons dans la vallée des ombres de la
mort et que l'enfer nous menace de son gouffre, il convient que nous
vivions toujours dans la crainte et que nous suppliions Dieu avec ferveur
de ne pas nous faire attendre sa parole, mais de nous donner dès
aujourd'hui notre pain quotidien, de nous manifester Christ dès
aujourd'hui et de le faire habiter dans nos cœurs par la foi (Eph. III, 17). « Donne-nous notre pain aujourd'hui, » non pas demain, ni après demain, comme si nous cherchions à gagner du temps, comme si nous reculions de recevoir la manne céleste, comme si nous voulions réserver le jour présent aux illusions d'une fausse et dangereuse sécurité. Ah ! que l'homme est heureux qui a le courage de dire aujourd'hui, quand il est question pour lui d'accomplir la volonté de Dieu et de crucifier la sienne propre! Qu'il est heureux celui qui, dans de tels moments, ne songe pas à mettre des
délais à l'assistance de son Père céleste, et qui en voudrait jouir non
seulement le même jour, mais , dès l'heure même, immédiatement et sans
retard ! «Aujourd'hui , signifie encore dans l'Ecriture : tout le temps
de votre vie présente, puisqu'en effet tant que nous sommes sur cette
terre nous avons besoin pour notre âme du pain que Dieu nous donne dans sa parole.
Conclusion.
Voici maintenant le sens
de la quatrième demande : O notre Père céleste! il nous est dur de nous
soumettre à ta volonté, et dans notre faiblesse nous ne pouvons souffrir
les coups que tu portes au vieil homme pour le crucifier. C'est pourquoi nous te supplions de nous nourrir, fortifier et consoler, par ta sainte parole, et de nous faire la grâce que Christ, qui est le pain du ciel, nous soit prêché et manifesté à nous et
à tous les hommes. Extirpe toutes les doctrines humaines, terrestres,
hérétiques et nuisibles; et que ta parole seule, qui est le véritable
pain de vie, soit partout distribuée. Ne demandons-nous donc pas aussi
dans cette prière que Dieu nous donne la nourriture de notre corps? Je
réponds que oui, mais que par-dessus tout nous devons demander le pain
spirituel des âmes, qui est Christ ; car quant à la nourriture et aux
vêtements, Dieu ne veut pas que nous en fassions l'objet de nos soucis. Il nous doit suffire que nous ayons ce qu'il nous faut pour satisfaire aux besoins du moment, selon qu'il est écrit : Ne soyez point en souci pour le lendemain ; car le lendemain prendra soin de ce qui le regarde; et à chaque jour suffit sa peine (Matth. VI, 54). Et plût à Dieu que tous écoutassent ces paroles et
s'habituassent à ne demander à Dieu que le pain quotidien! Ce serait un
bon exercice pour la foi qui apprendrait ainsi à mettre sa confiance en
Dieu pour des biens plus importants, pour les seuls nécessaires, pour la
nourriture de l’âme. Ce n'est pas que nous ne devions travailler pour
gagner notre subsistance et les biens de cette vie. Dieu veut que nous
fuyons l'oisiveté, il exige que nous le servions par l'œuvre de nos
mains, et il a lui-même ordonné à Adam de manger son pain à la sueur de son front. Mais
nous devons bannir de notre esprit toute vaine inquiétude, et nous bien
persuader que Dieu n'a pas besoin de nos soucis pour nous faire trouver
notre nourriture. Remplissons nos devoirs avec simplicité de cœur,
appliquons-nous à notre ouvrage, non point par avarice, mais par
obéissance, et quant au reste, Dieu y pourvoira.
A suivre...
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