Jean Calvin au sujet de la Concorde de Wittenberg



 

Voici, qu'il est bon et qu'il est agréable que des frères habitent unis ensemble!
Psaume 133: 1

      Sachant que le protestantisme s'est très tôt divisé en deux branches, Luthérienne et Réformée (dont les figures majeures sont respectivement Martin Luther et Jean Calvin), et sachant que cette division originelle sert de précédent et d'alibi à toutes les innovations, contestations et divisions survenues depuis, on comprend que certains se demandent s'il est vraiment légitime de constituer ces deux écoles théologiques en autant d’Églises. Notre réponse à cette question est négative, non pas en vertu d'un jugement tout personnel et subjectif qui nous ferait conclure que ces serviteurs de l’Évangile furent "à l'unisson sur les thèmes théologiques les plus stratégiques" (1), mais en vertu du fait qu'ils embrassèrent la Concorde de Wittenberg (dont nous célébrons aujourd'hui le 489e anniversaire), qui établissait canoniquement la pleine communion de chaire et d'autel entre ses signataires. On comprendra l'importance que revêt à nos yeux ce document, véritable cadre de l'Unitas protestantium - et qui est ainsi une borne à laquelle nul ne saurait toucher sans se rendre immédiatement coupable envers la foi et l'unité de l’Église.

      Dans la tradition Luthérienne, la Concorde de Wittenberg a souvent été dénigrée au motif qu'elle aurait été viciée, dès l'origine, par la duplicité des signataires de l'autre école. Comme nous l'avons déjà signalé sur ce blog, cette accusation, fantaisiste, a été réfutée depuis longtemps.
      Parmi les Réformés, on trouvera sans doute des théologiens réticents à revenir à cette Concorde au motif qu'elle ne serait pas suffisamment précise, ou qu'elle serait finalement trop favorable aux conceptions particulières de Luther sur la Cène. Il conviendrait donc de l'oublier au profit de textes plus spécifiquement "calvinistes" et potentiellement plus ouverts à un certain symbolisme - si répandu dans certains milieux. 
     Face à cette attitude de puristes plus royalistes que le roi, nous croyons devoir publier la présente lettre de Jean Calvin, datée de novembre 1539, dans laquelle le Réformateur approuve non seulement le principe d'une entente entre les Églises (et/ou les efforts déployés en ce sens), mais encore le fait de cette Concorde même, ratifiée notamment par l’Église de Strasbourg - où Calvin fut ministre du culte, de 1538 à 1541 (2).

    Son exhortation finale (nécessité de la marche commune contre le Diable et les impies) devrait interpeler toutes les personnes conscientes de la nature profondément ruineuse des démarches schismatiques.

[Bien que des extraits de la lettre aient déjà été traduits et publiés sur notre blog, c'est la première fois (à notre connaissance) que la lettre est intégralement reproduite en français. On la trouve en Latin dans : Herminjard, correspondance des Réformateurs, volume 6, page 132.]

Bucerian

__________________________

(1) cf. Jacques Blandenier, Martin Luther et Jean Calvin, contrastes et ressemblances, éditions Je sers/Excelsis, postface de la première édition.
(2) La Concorde fédérait tous les signataires autour de la Confession d'Augsbourg, comme texte de référence. Cette dernière Confession sera encore incorporée dans l'Harmonie des confessions de foi orthodoxes de Jean François Salvard, en 1581, qui reçut l'approbation officielle des Églises Réformées de France lors du synode national de Vitré, en 1583 - Matières particulières, XIV.
Cependant, la reconnaissance universelle de la Confession d'Augsbourg comme dernière précision du Credo n'interdit pas les différentes Églises nationales de se référer également aux articles de textes locaux, hérités de leur histoire - comme les articles de la Confession de La Rochelle, en France. C'est ainsi que l'adoption de la Confession d'Augsbourg n'a pas empêché Strasbourg et les autres Églises de conserver aussi leur Confession Tétrapolitaine et que, dans un passé plus lointain, le Symbole de Nicée-Constantinople n'a pas empêché les Églises latines d'utiliser aussi le Symbole dit des apôtres, etc. ainsi que nous l'expliquions déjà dans notre présentation et apologie.


*   *   *


Exemple d’excuses à insérer dans la préface

 Copie corrigée par Calvin. Bibliothèque des pasteurs de Neuchâtel. Opera Calvini, Brunsvigae, IX, 841.

Certes, si j’avais su que mon travail, malgré sa bonne intention, serait reçu avec ingratitude, je n’aurais pas estimé avoir si bien fait mon devoir, ni atteint ce que j’avais souhaité. Que pourrait-on chercher de mieux, si ce n’est de rapporter tout ce que nous faisons à l’honneur du Christ, et de nous examiner pour voir si nous l’honorons réellement en tant que membres de son corps ? Ainsi, quand on m’a récemment annoncé que certains, qui mériteraient plutôt d’être mentionnés ici avec honneur, avaient été offensés dans cette dernière édition des Institutions, à cause de certaines expressions jugées dures (notamment dans le passage sur l’eucharistie, qui semble accuser d’erreurs certains discours ou querelles sur la présence réelle du corps et du sang du Seigneur dans la Cène à ce moment-là), et que cela avait réveillé des troubles endormis et blessé des fidèles serviteurs du Seigneur — surtout par une attaque indirecte —, comme si j’avais voulu les viser nommément, et même les accuser d’avoir introduit une présence indigne du Christ à cet endroit, — cela m’a profondément attristé. Et ce d’autant plus que je n’aurais jamais voulu les blesser personnellement. Car, si j’ai parfois été dur dans mes propos contre les erreurs, je suis néanmoins très éloigné de cette envie perverse d’attaquer pour le plaisir, ou par une ambition orgueilleuse. Je déteste en effet tout genre de controverse, surtout celle qui devient haineuse et bruyante, même si je sais que la piété elle-même exige parfois une certaine rigueur. Je suis donc prêt à satisfaire ceux qui se sentent offensés, du moment qu’ils acceptent mes excuses sincères (ce que j’espère).

D’abord, je demande qu’on ne pense pas que j’ai voulu m’immiscer dans l’union des Églises d’Allemagne, ni mettre en doute leurs décisions, lesquelles je suis prêt à défendre jusqu’au bout avec autant de constance que d’affection : je les ai toujours embrassées volontiers. Je crois en effet avoir témoigné clairement de cela dans cet ouvrage. Car, en ce qui concerne la véritable communication du corps et du sang du Seigneur, que les fidèles reçoivent dans la Cène, bien qu’on en parle brièvement, cela est néanmoins exposé de manière suffisamment claire.

Je confesse donc ce qui a toujours été reçu dans l’Église, et que tous ceux qui pensent correctement enseignent encore aujourd’hui : le mystère sacré de la Cène consiste en deux choses : les signes corporels, que l’œil peut percevoir — bien qu’ils représentent des choses invisibles, car notre faiblesse humaine a besoin d’un tel support —, et la vérité spirituelle, laquelle nous est figurée et offerte par les symboles.

Quelle est cette vérité ? Je vais essayer de l’expliquer simplement, sans détour : la signification, c’est-à-dire ce qu’ils désignent ; l’efficacité, c’est-à-dire la puissance qu’ils confèrent. Par signification, je parle des promesses qui y sont jointes. Par efficacité, je désigne le Christ lui-même, mort et ressuscité, qui, par sa puissance secrète, opère en nous et nous confère ses bienfaits.
Je comprends bien que tout cela vise à affermir notre foi et à nous appliquer les bienfaits du Christ. Pourtant, bien que je reconnaisse cela, je n’accorde aucun crédit aux subtilités des gens qui veulent comprendre la réception du Christ uniquement par l’intelligence, séparée de toute réalité, et qui réduisent sa présence à une simple invention mentale.
Car ce que Dieu nous offre dans ses promesses, ce n’est pas une simple connaissance ou une apparence visible : nous devons vraiment jouir de sa communion. Et je ne comprends vraiment pas comment quelqu’un peut espérer la rédemption et la justice par la croix du Christ, ou avoir la vie dans sa mort, s’il n’est pas d’abord uni à lui par une vraie communion. On ne peut recevoir aucun de ses biens sans être d’abord uni à lui. Le Christ ne nous donne rien avant de s’être d’abord donné lui-même à nous.

Je dis donc que, dans le mystère de la Cène, par les symboles du pain et du vin, le Christ nous est vraiment présenté, et avec lui, son corps et son sang, par lesquels il a accompli toute notre justice, afin que :

    nous soyons d’abord unis à lui en un seul corps,

    puis que nous soyons rendus participants de sa substance,

    et que nous ressentions aussi la puissance de cette communication dans toutes les bénédictions.

Si ceci est le point principal de la Concorde, il est certain que le corps et le sang du Christ ne doivent pas seulement être représentés symboliquement dans la Cène, mais être réellement offerts par le ministère de l’Église, comme s’ils étaient présentés devant nos yeux. Ce n’est pas seulement que j’ai voulu préserver l’accord (la Concorde), mais, autant qu’il m’était possible, je voulais aussi le confirmer et le soutenir activement.

Et je ne veux pas que quelqu’un interprète mal les paroles que j’ai utilisées, quand j’ai dit que la Cène du Seigneur est le pain dans son corps et le vin dans la sanctification de son sang.
Ce que fut Chrysostome à cet égard, que personne parmi les anciens ne surpasse en dignité dans la prédication sur la Cène, je n’ai pas hésité à le citer, même si son langage semble parfois obscur ou ambigu, comme s’il ne parlait que du pain et du vin, alors que les fidèles perçoivent réellement le corps et le sang dans la communion.
Et en vérité, ceux qui sont exercés dans la lecture des anciens auteurs savent bien combien ce mot, souvent répété chez eux, “μυστήριον” (mystère), a de poids. Que je n’aie parlé de la Cène qu’une seule fois en usant de ce mot — je l’avoue — cela a donné l’occasion à certains de me critiquer. Mais les éloges si splendides, par lesquels j’ai sans cesse exalté les bienfaits et l’excellence de ce sacrement, me défendent suffisamment et même plus que nécessaire contre toute suspicion.

 Mais maintenant, il y en a certains parmi ceux avec qui nous sommes revenus à la grâce, qui, semble-t-il, murmurent contre moi, pensant que dans ce que j’ai écrit au début, j’ai exprimé ma position trop durement, comme si je ne cherchais presque rien dans le sacrement, si ce n’est une présence du Christ aussi grossière que celle que l’on perçoit avec les sens du corps et que l’on touche avec les mains. Une telle superstition, que nous voyons régner dans les églises papistes, ne retient pas seulement le peuple commun, mais aussi les premiers rangs. En effet, préoccupés de la vraie foi, qui seule nous donne part au Christ, nous unit à lui et nous fait demeurer en lui, ils pensent qu’il suffit de le posséder présentement, pourvu qu’on ne rêve pas d’une présence charnelle au-delà de la Parole.

C’est contre ceux-là, donc, que cette discussion est dirigée — ceux qui, en détournant leur regard du Christ corporel, n’adorent que par l’esprit ou, pour mieux dire, uniquement par la foi dans des symboles. Il est facile de voir, en effet, que tout le contexte de cette prière ne signifie rien d’autre que cela : si nous concevons une telle présence corporelle du Christ dans la Cène, que nous l’imaginons comme attaché à l’élément du pain, ou enfermé dans le pain, ou en tout cas circonscrit par ce lieu, ce serait là une chose qui contredirait non seulement la gloire céleste que l’Écriture lui attribue clairement, mais aussi la mesure naturelle des corps, qui, étant définis par de multiples dimensions, ne peuvent être multipliés sans mesure ni étendus de manière illimitée, que ce soit au ciel ou sur la terre : ce que la nature elle-même rejette clairement.
Il ne peut être nié que des erreurs de ce genre ont largement imprégné les esprits des hommes, sous la tyrannie de ces Romains, véritables antéchrists. Car, je vous le demande, ce qui sied à des ennemis, devrait-il être imputé à nos frères et amis, comme s’ils avaient conspiré avec eux dans la même folie ? Mais, même si cela a été dit il y a plusieurs années, ce n’est pas le lieu ici, dans une reconnaissance d’ouvrage, d’en faire une explication complète, ni de s’attarder longuement sur ces questions ; je me contenterai donc de faire voir brièvement, parmi ceux qui repoussent ces choses, ceux qui persistent avec ténacité dans l’erreur.

Car il ne faut pas croire, par exemple, que la puissance du Christ soit diminuée parce qu’il ne nous exhibe pas une présence aussi absurde et subtile que celle qu’ils imaginent, et qui serait nécessaire pour que sa promesse — celle de donner sa chair à manger — soit accomplie. Et même si tu me demandes comment cela se fait, je ne rougirais pas d’avouer que c’est un mystère sublime, plus haut que notre intelligence, incompréhensible à l’esprit humain et inexprimable en paroles. Et, pour dire la vérité, il dépasse plus encore qu’il ne contredit.
Cette vérité divine, dans la mesure où je suis capable de la recevoir, je l’embrasse sans controverse. Il a été clairement dit : « Ma chair est vraiment une nourriture, mon sang est vraiment un breuvage. » Je présente donc cette nourriture à ceux qui souhaitent nourrir leur âme. Dans la sainte cène, le Seigneur nous ordonne de recevoir sous les symboles du pain et du vin son corps et son sang comme nourriture et breuvage. Je ne doute pas que, si lui-même les tend, je les reçoive non comme de simples symboles, mais comme une nourriture véritable, substantielle.

Je rejette cependant cette idée impie selon laquelle — soit que ce soit par un excès de majesté céleste, soit par une nature humaine transformée — il apparaîtrait sous une forme étrangère à notre nature : car quand il faut qu’il soit avec nous par la parole de Dieu, et qu’il soit ainsi élevé à la gloire du royaume céleste, le Christ nous est réellement donné, élevé au-dessus de toute condition du monde, mais pourtant dans une nature humaine véritable et propre.
Quant à ce que j’avais écrit précédemment, même si cela avait été gardé dans le silence, je n’avais aucun doute que beaucoup le soupçonneraient, comme si, en m’opposant aux adversaires de la vérité, je m’étais éloigné de la vérité elle-même, et que je m’étais accordé à des concessions favorables aux papistes. 

À cela s’ajoute qu’il m’a été rapporté que certains, d’esprit étranger, ont voulu inclure dans la Concorde — que l’on voulait établir publiquement parmi les Églises germaniques — que l’on ne peut pas reconnaître dans la Cène une manducation substantielle du corps du Christ, telle que Luther l’a établie, à savoir une présence locale et presque circonscrite.
Je soupçonnais que c’était une absurdité frivole, mais je voulais vite en être certain. Qu’ils cessent donc de faire injustice à cet illustre apôtre du Christ, par le ministère duquel, à cette époque, Dieu a éclairé ces régions par l’Évangile ! Et qu’ils cessent aussi de nous accuser faussement d’hérésie, en remplissant notre cœur de soupçons injustifiés.

S’il m’est permis de dire ce que j’ai longtemps souhaité et soutenu par de nombreux arguments, je veux d’abord que tous sachent ceci, et je le demande : je n’ai dans le cœur ni dispute, ni désir de renouveler des controverses anciennes, surtout celles dont l’Église souffre assez. Je frémis à l’idée de rouvrir des blessures presque cicatrisées. Je me réjouis qu’elles aient été calmées, autant que possible ; et je m’efforce sincèrement de contribuer à cette paix.

Ensuite, pour éviter toute suspicion, je confesse ouvertement que je ne pense nullement autrement que ceci : la vraie manducation substantielle du corps et du sang du Seigneur est offerte fidèlement aux croyants sous les symboles sacrés de la Cène — non pas seulement en imagination, comme si elle était perçue seulement par l’intelligence, mais véritablement, en tant qu’aliment de la vie éternelle.

Enfin, je n’ai jamais eu l’intention de condamner ceux qui, dans les Églises germaniques, se sont opposés au pape romain, l’antéchrist, et ont défendu contre lui la communion avec le Christ. Je ne veux rien cacher sur ce point, ni dans l’enseignement ni dans les déclarations. Je n’ai jamais été convaincu qu’il faille rejeter ceux que le Seigneur a illuminés par l’Évangile, ni de les accuser à cause d’erreurs dans lesquelles ils seraient tombés, à moins qu’ils ne soient obstinés dans une superstition manifeste.
Car ceux qui aujourd’hui établissent que ceci doit être cru et enseigné — que dans les Églises germaniques qui ont fidèlement reçu le Christ et son Évangile, il faut imposer une confession unique sur cette question à tous sans exception — me semblent agir avec une rigueur excessive.

Mais puisque le combat contre le Diable et tous les impies nous est toujours commun, non seulement nous devons marcher ensemble, mais aussi tourner ensemble nos regards vers le Christ lui-même, dont nous voulons être les membres, peu importe où il nous éparpille.


Commentaires

Manu a dit…
Bonjour Bucerian :)

Merci pour cet article qui démontre que Jean Calvin (qui a fortement influencé les confession de foi et catéchismes réformées) croyait en une (certaine) efficacité sacramentelle. Avez-vous lu ci-dessous cet article du théologien baptiste "réformé" , Henri Blocher ? Il dénonce l'idée que Calvin croyait en un sacramentalisme.
https://flte.fr/wp-content/uploads/2015/09/ThEv2011-3-Calvin_sur_Cene_3.pdf
Bonjour Manu,
Je n'avais pas lu cet article d'Henri Blocher - et je trouve cocasse qu'un théologien anabaptiste se donne tant de peine à parler de la doctrine sacramentelle de Calvin.
Du reste, ce genre d'étude est sans doute d'un grand intérêt académique, mais on comprendra que l’Église ne peut pas être suspendue à de telles conclusions d'experts. D'où l'intérêt de s'en tenir aux simples termes officiels (comme ceux de la Concorde)...
Anonyme a dit…
Se constituer en une seule communion sur un seul territoire (un synode) reviendrait à revendiquer d'être la seule Église légitime sur ce territoire. La base de cette union, allant de Luther à Calvin, serait assez large pour marginaliser tous les réfractaires, et assez étroite pour exclure tous les incrédules. En somme, une belle idée, dont l'application clarifierait beaucoup le paysage protestant/évangélique actuel...

Posts les plus consultés de ce blog

Attestant n'est pas confessant

Parlez de Jésus-Christ, ou taisez-vous

De Nicée II à la Confession d'Augsbourg